A travers l'Europe (17)

Il n’y a que trois ou quatre façons de quitter l’Albanie. J’ai le choix entre aller vers l’Est et le Sud, entre Bilisht et Kakavie, entre la Macédoine et la Grèce. Impatient d’arriver dans le berceau de ma sagesse, j’hésite à faire le détour par la Macédoine. En allant trop vite, « en sautant un pays », je risque de me priver de belles expériences, mais dans mon imaginaire, la Macédoine n’est qu’une salade, alors que la Grèce a la taille de son Olympe.

M’éloignant de Tirana, les grandes villes se font plus rares, l’autoroute se change tout doucement en route de campagne.

Heure après heure, le relief se vallonne; et, loin des miasmes urbains, retrouvant progressivement sa pureté, cette campagne qui m’accueille se gonfle de luxuriance, se revêt d’une beauté pastorale. La Nature reprenant peu à peu ses droits, l’asphalte disparaît, et les routes, de plus en plus cabossées, se chargent de poésie.

Tout apaisé, je me retrouve seul – absolument seul -  dans de grands paysages aux courbes harmonieuses, et je goûte aux voluptés précieuses de l’aventure lointaine en pleine nature.

Mais mon idylle est éphémère, quelques chiens sauvages me ramènent sur Terre, me courent après. Je me sens isolé, ça m’angoisse. Ces chiens, toujours ces chiens! Et puis, si jusqu’ici, beaucoup d’albanais ont été très chaleureux avec moi, d’autres se sont montrés quelque peu hostiles; certains quémandant avec insistance, allant jusqu’à me faire barrage.

Aussi peu vraisemblable que cela puisse paraître, en passant devant une ferme, cherchant des yeux un éventuel chien, j’entrevois un tigre (qui, faisant, par bonheur, dos à la route, ne me remarque pas). Sous le choc, quoiqu’il me vienne en tête l’idée de m’arrêter photographier l’animal, je ne traîne pas, et ne prends pas bien le temps de l’observer (il me semble qu’il était attaché). La rencontre me paraît si incongrue que j’en arrive à douter de moi-même; qu’est-ce qui est le plus vraisemblable: un tigre domestique en Albanie ou une hallucination d’un cycliste à bout de nerfs? Deviendrais-je fou?

Bref, aussi bucoliques soient-elles, ces petites routes ne me rassurent pas tant que ça. La nuit commence à tomber, je pense aux chiens errants, aux sangliers, aux tigres, et l’idée de planter ma tente sur ces collines grouillantes d’animaux sauvages m’oppresse. J’en ai marre d’avoir peur, je suis trop fatigué, j’éprouve le besoin de me sentir en sécurité; et, un peu lâchement, je fais un détour jusqu’à un gros village en espérant y trouver une petite auberge.

La chance me sourit. La chambre est à cinq euros. Je suis le seul client, je bois un verre avec quelques bonhommes intrigués: « A vélo jusqu’ici, quelle idée! », et mange avec la petite famille. Une table, un lit, la vue sur un village albanais. L’essentiel, rien d’autre. Pour mille euros, je pourrais y vivre sept mois, j’en ai la possibilité. Après tout, pourquoi pas, peut-être que ce serait le meilleur choix. A l’instar du sport, tout excès d’activité ne serait-il pas un subterfuge destiné à nous éloigner de cette problématique qui, de par l’aspect absolument crucial de son enjeu, nous angoisse: le bonheur? J’en ai assez de courir partout, et si cette vie n’était pas la bonne, et si cette vie n’était pas la mienne?! Ici, je pourrais commencer une nouvelle existence, au calme, près de la nature, j’apprendrais à connaître de nouvelles personnes, leur culture, leur langue, un métier. Accoudé au balcon de ma chambre, surplombant la rue, regardant les gens discuter, puis relevant les yeux vers les collines verdoyantes, vers l’horizon, je m’imagine cette autre vie, je me l’imagine aussi douce que l’air du soir, et me répète: « Après tout, pourquoi pas? ». Débarrassé de la publicité, de la télévision, de la tentation de la consommation, serais-je plus heureux en Albanie? Ou, au contraire, me sentirais-je plus pauvre? Mais je divague; tout de même, vivre si loin des miens…


*


Petit à petit, les nuages s’épaississent, s’assombrissent; quelques gouttes se font sentir, la pluie tombe; elle ne cesse pas, s’intensifie. La piste devient boueuse, salissante, glissante. Mes pneus passent du noir au marron, s’embourbent. Je suis trempé, ma motivation décline. Je ne rêve que de trouver refuge, et alors que sous la pression d’un système nerveux au bord de la saturation, ma boîte crânienne, telle une vieille cocotte-minute, commence à se fissurer, comme par miracle, près des ruines d’une ancienne station service, un albanais qui attend je ne sais trop quoi m’invite à venir m’abriter sous son parapluie.

Il ne dit pas un mot, mais, à son regard bienveillant, je sens qu’il s’inquiète pour moi; quelle triste misère me pousse donc à pédaler sous cette pluie? Avec mon air de chien mouillé, il me croit triste vagabond, s’imagine que j’ai tout perdu, que je n’ai plus ni famille ni maison, que je ne suis qu’un malheureux sans attache qui n’a trouvé pour survivre qu’un vélo et quelques sacoches.

La gentillesse de mon hôte m’apaise, la pluie cesse; serein, je reprends ma route. A quoi bon s’énerver? Le ciel est gris, je l’aime ainsi.

*

Plus tard, durant ces calmes heures d’été où le soleil finit tranquillement sa journée, le vent souffle les nuages, libère le ciel qui se recolore d’orange et de rose.

Traversant des champs de blés, je remonte une large vallée bordée de jolies petites montagnes bombées. Au loin, il n’y a plus qu’une ville; depuis cent kilomètres bientôt, les panneaux routiers indiquent son nom: Kakavie.

Kakavie, dernière ville d’Albanie.

L’atmosphère est douce, le vent me porte, la route est plate, toute lisse, je glisse dessus sans effort, j’avance comme une caresse, la Grèce est juste là, je la cherche des yeux: où commence-t-elle? Sur cette colline? Ou, peut-être, sur celle qui est juste derrière? Entre la Grèce et moi, il n’y a plus d’obstacles, c’est fini, je les ai tous franchis. Il ne me reste plus qu’un geste à accomplir; et ce geste, c’est le plus délicieux: je n’ai plus qu’à soulever le voile; le voile sous lequel se cachent Athènes, l’Acropole, l’Olympe, la Mer Egée, les églises blanches aux toits bleus. Je suis impatient, en ébullition, tout en moi pétille. J’ai la main sur ce voile, mais au lieu de le tirer d’un coup brutal, je caresse le tissu, je ferme les yeux, je sais que c’est le plus bel instant, je sens grandir, grandir un enthousiasme, une excitation, une jubilation, je me laisse envahir par ces vastes émotions, je les fais durer, je prends de grandes inspirations, je suis au sommet de mes rêves, je savoure, je fais durer, durer; car je sais qu’une fois la frontière franchie, il me faudra commencer à descendre.

Poursuivre un rêve nous élève; l’atteindre, c’est atterrir.


*


J’imaginais des immeubles, des voitures, du bruit. Rien de tout ça: Kakavie est un petit village au pied d’une colline, je le traverse dans le silence. Puis, la frontière est là. Trois ou quatre voitures sont devant moi. En attendant mon tour, je songe à ces longues soirées d’hiver durant lesquelles, rêvassant à d’improbables odyssées, je scrutais ma grande carte d’Europe en me disant: « Mais tout de même, c’est si loin, c’est si loin, comment pourrais-je?» Qu’il était beau ce rêve! Qu’il m’a fait battre le cœur! Avec des yeux que l’euphorie fait étinceler et que la nostalgie humecte, je regarde le drapeau hellénique flotter dans l’air du soir; et tout fébrile, je me répète: « Je suis allé jusqu’en Grèce à vélo! » Cet accomplissement me comble. Bien sûr, j’aimerais encore prolonger mon aventure, aller chercher d’autres de mes rêves, mais, désormais, quoi qu’il advienne, mon rêve grec est acquis à jamais, acquis à jamais, et il a dans mon cœur plus de place qu’un vingt sur vingt, qu’une médaille, qu’un diplôme, que mille lingots, et plus tard si je suis triste, je pourrai me dire: « Oui, le ciel est gris, mais il y a ce soleil qui brille encore au fond de moi: Ah, je me souviens… Avec mon vélo, j’ai traversé des îles, des montagnes, je suis monté sur un voilier... j’ai regardé des lacs, j’ai pédalé au-delà de minuit, j’ai dormi à la belle étoile, je me suis réveillé au bord de la mer, on m’a offert des cerises, on m’a dit mille bonjours; et, un soir, je suis arrivé au pays de Diogène. » Voilà, c’est fait, un beau et grand rêve qui sort de moi pour prendre la lumière. Je suis en Grèce.

Fin du récit, mais le voyage continue.

Textes 1 à 17: A travers l'Europe, Brouillons sans feu ni lieu

5 commentaires:

  1. Guillaume folliet15 janvier 2017 à 06:48


    Ca y est j'ai lu les 17 chapitres et on est presque triste que ce soit la fin, j'ai été absorbé du début à la fin, l'écriture est vraiment fluide et j'ai le touvé simplement superbe !!!

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  2. Merci à vous! C'est vraiment gentil!



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  3. 2008 : par rebonds successifs je tombe sur ton site. Je roule beaucoup, en montagne et naturellement j'apprécie tes tours, l'esprit qui t'anime même si nous ne nous connaissons pas.


    Depuis : le temps passe et je suis ton blog de manière épisodique mais toujorus avec attention. Ce dernier article me pousse à me manifester, ce que je fais rarement. Pour te féliciter pour ce
    voyage, mais surtout pour avoir été au bout de tes idées. Comme pour toi je voyage, de multiples manières, et surtout de manière évolutive avec le temps qui passe.


    Bref, tes propos réaniment mes pensées qui rejoignent ta démarche. En cela merci du partage que tu fais en publiant tes billets.


    Peut-être à un de ces jours au détour d'une rando pédestre ou d'une balade en vélo.


    Johan

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  4. Dpeuis l'Inde, ton récit me touche tout particulièrement. Et je me pose cette question que suis-je venu chercher ici? Et qe vais-je y trouver...

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  5. A ton retour, lors d'une randonnée, j'espère que tu me raconteras ce que tu as trouvé en Inde!


    Je continue à voyager, le week-end grâce aux montagnes!



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