A travers l'Europe (15, en Albanie)

Borian me fait un grand signe de la main, me demande de le suivre, et m’invite à m’asseoir sur une ancienne banquette de voiture abritée du soleil par un préau de roseaux. Je l’attends, il revient avec un cagot de tomates, en mange une, m’en tend une, et me pose le cagot sur les genoux. Qu’elles sont belles avec leurs grosses joues vermeilles qui ne demandent qu’à être croquées! Je crois comprendre que son fils, Lushan, parle anglais, qu’il travaille encore, qu’il ne va pas tarder, et qu’il pourra répondre à mes questions concernant la géographie du pays; mais je ne suis pas certain de bien saisir, et au final, je ne verrai jamais Lushan. Après coup, essayant de réinterpréter la conversation, une seconde hypothèse se dégage: peut-être bien que Borian me racontait que son fils travaille actuellement en Angleterre, qu’il reviendra un jour au pays, et que s’il avait été là, il m’aurait gentiment aidé à tracer mon itinéraire.

Intrigués, trois enfants viennent vers moi; ils regardent mon vélo, saisissent le guidon, tournent les poignées. Je ne suis pas très rassuré, mais je décide de leur faire confiance, et leur explique, avec des gestes vraisemblablement incompréhensibles, que s’ils restent dans la cour, je suis d’accord pour qu’ils essayent mon vélo. Un grand sourire aux lèvres, Nedin monte dessus, fait le tour de la cour, slalome entre les poules qui, affolées, ne cessent de glousser; il va lentement, puis, prenant confiance, accélère jusqu’à l’essoufflement. Pendant ce temps, les deux autres enfants, un peu plus âgés, me demandent d’où je viens. Ils me serrent la main, et, pour me mettre à l’aise, me sortent – à moi qui suis plus barbu que jamais! - les quelques mots français qu’ils connaissent: « Bonjour Madame! Enchantés! Bonjour, bonjour Madame! Votre parfum est exquis! ». J’aimerais savoir les saluer en albanais avec des mots aussi appropriés, et je leur demande de m’enseigner quelques rudiments de leur langue. Mes deux professeurs excellent, j’apprends vite; la pédagogie est avant tout affaire d’enthousiasme.

Puis, ayant passé le relais à un autre enfant, Nedin me fait comprendre qu’étant donné que je lui ai prêté mon vélo, il souhaite, en retour, me faire monter sur son cheval, Mendor. La proposition ne m’enchante guère. Je n’ai aucune notion d’équitation, et ne voudrais surtout pas qu’une chute mette un terme à mon voyage. Mais comment refuser sans manquer de politesse? Nedin arrive avec Mendor, et me lance: « Let’s go! ». Pour la première fois, je me trouve en situation de monter à cheval, je réfléchis à la manière de m’y prendre, et remarque qu’il n’a ni selle ni étrier. Soucieux de ne pas m’exposer à des risques inconsidérés, je me contente de le caresser en souriant bêtement, ça fait rire les enfants. Nedin vient à mon secours pour me montrer comment faire. Il se place à la gauche du cheval, d’une main saisit sa crinière, de l’autre prend appui sur le dos de l’animal; et gardant les deux pieds parallèles, se hisse en suspension en poussant sur ses bras tendus, puis dégage sa main droite, passe un pied par-dessus la croupe et s’assoit. La mandibule au ras du sternum, je reste pantois. Bien que me sentant absolument incapable de réussir un tel exercice, voulant prouver ma combativité, je me mets à l’ouvrage, essaie une fois, puis deux, puis trois; je ne décolle que de quelques centimètres, puis finis par hausser les épaules comme pour dire « j’ai fait ce que j’ai pu ». Nedin me sourit et me fait signe d’attendre. Une minute plus tard, il revient avec un petit poney. Non sans difficultés, je réussis à monter l’animal; je savoure mon triomphe, puis une fois là-haut: un flash rouge; mon sang se glace: « pourvu que je réussisse à en descendre indemne ».

Chevauchant Mendor, Nedin me guide. S’échangeant mon vélo, quelques enfants nous suivent, ils rient, se chamaillent. On se promène autour du hameau, on longe la rivière, on traverse les champs. La terre, sèche, craquelée, amortit le bruit des pas; le mouvement de l’animal, plein de mollesse, me berce, je lâche les rênes, ferme à demi les paupières et respire le grand air. Emporté par le souffle de l’aventure, je réalise que je suis en train de voyager à cheval (à poney, c’est tout comme); à cheval à travers l’Albanie! Je vois le monde de plus haut, et l’horizon me semble plus lointain… Rêvant, je m’imagine déjà continuer jusqu’en Mongolie, jusqu’en Himalaya. A petit trot, Nedin accélère. Mon poney suit, je panique, et espère de toutes mes forces que nous n’irons pas jusqu’au galop.

Le soir venu, certains rentrent dans leur petite maison; les autres s’assoient sur de vieux canapés troués, rembourrés de paille, je fais comme eux; à l’autre bout, un vieux monsieur sur sa chaise me regarde d’un œil fixe; comme pour me demander: « Qui es-tu? Que fais-tu là? ». On m’offre du mouton grillé – à commencer par les yeux, la part de l’invité -, je propose ce qu’il me reste: une banane, des loukoums, du jus d’orange. Les loukoums sont enveloppés dans de petits papiers, et tous les enfants jettent leurs papiers par terre; pour mes hôtes, l’écologisme n’est visiblement pas religion.

A l’aide de mon petit atlas, je montre d’où je viens, et où je compte aller. Mon atlas intéresse, ils sont sept à faire cercle autour de lui, à montrer du doigt leur pays, Shkodra, Tirana, Gjirokastër, les pays voisins, les pays lointains. Je tente de leur expliquer mon voyage. Je cherche des mots tantôt français tantôt anglais, et essaie, par déformations successives, de déterrer une racine étymologique commune d’avec la langue albanaise. La conversation reste simple, pleine d’incertitudes; je ne sais pas bien ce qu’ils comprennent, ils ne savent pas bien ce que je comprends. On s’aide de gestes; les propos sont d’abord flous, puis, tout doucement, à force de persévérance, gagnent en netteté, deviennent saisissables. Communiquer devient un jeu plein d’embûches, plein de quiproquos; je découvre la joie de bricoler un langage, de m’extraire de la banalité des mots, de ces mots que l’on utilise machinalement, de ces mots usés, vidés par l’érosion des années; nous réinventons la parole, lui donnons du relief, l’agrémentons de gestes, d’intonations, de sourires.

Les mots de tous les jours sont comme des boucliers; et démunis de cet outil qu’est une langue commune, nous n’avons plus d’armure, nous devons nous regarder pour de vrai, nous dévoiler, et s’il ne ressort rien de bien intelligible de nos conversations, en revanche, il en jailli quelque chose d’humain, de sensible; de précieusement sensible.

On me propose de planter ma tente dans le petit village. Je déplace deux tortues, et trouve un coin entre les lapins et le cheval. Le vieil homme qui avait l’œil fixé sur moi lève son regard sur le ciel, et, merveilleusement inspiré par les douces couleurs des nuages, embaume l’air du soir des parfums de son harmonica. Curieux, les plus petits enfants me regardent monter la tente, insistent pour m’aider, et une fois installée, je les autorise à y entrer. A leurs yeux, elle se transforme en palais. Ils jouent un moment à l’intérieur avant d’être appelés par leurs parents pour qu’ils aillent se coucher. L’un d’eux ne veut pas sortir; téméraire, il s’allonge dedans, fait semblant de dormir; puis, son père l’arrache en pleurs. Palpitante, la vie des enfants est faite de tant de drames; leurs yeux, pleins de puretés, sont plus sensibles que les nôtres. Avec les années, à force de nous éblouir, la lumière finit par nous user les rétines, atténue notre acuité; et c’est ainsi que le merveilleux se transforme en ordinaire.

Nedin, devenant un chouia casse-pieds, me voit faire entrer mon vélo dans ma tente, et insiste pour que je le laisse dehors. Je commence à attacher mes antivols…  Il me dit que ce n’est pas la peine! Il n’y a aucun risque ici; n’ai-je pas confiance? Je ne sais comment lui expliquer sans le vexer, je me résigne, mais laisse la tente ouverte, et, pour surveiller mon vélo, m’obstine à lutter contre le sommeil le plus longtemps possible. Il suffit d’une seconde pour que je le perde à jamais!

Lorsque j’ouvre les paupières, un gros bulldog au collier clouté est au-dessus de moi. Il me regarde d’un air bienveillant. Encore à moitié assoupi, je lui souris, puis prends subitement conscience qu’il lui suffit d’incliner légèrement la tête, et de refermer la mâchoire pour me dévorer. Mon cœur bondit; de peur de l’exciter, je ne bouge surtout pas, je referme les yeux, puis les entrouvre discrètement, et le vois partir avec une de mes sandales dans la gueule. Il la mâchouille, puis disparaît derrière une cabane. De peur d’être mordu, je n’ose pas lui courir après. Ma pauvre sandale, comment vais-je pédaler sans toi?

A suivre.

Textes 1 à 15: A travers l'Europe, Brouillons sans feu ni lieu

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