A travers l'Europe (7)

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Mardi, jusqu’à la mer


Il me semble avoir vu Vérone et Venise, je n’en ai qu’un vague souvenir, un souvenir peut-être similaire à celui que me laisserait un parc d’attraction, le souvenir d’un « Au Secours, y a-t-il des êtres humains au sein de cette foule? Prenons la fuite! ». Faire pénétrer le réel dans un lieu rêvé, c’est comme faire entrer un éléphant dans un magasin de porcelaines: pas très judicieux et dévastateur.


J’arrive au bord de la mer, de l’Adriatique! Je la cherche, je ne la trouve pas. Des rangées d’hôtels font obstacle. Je me faufile dans une petite ruelle. Je slalome entre des poubelles, ça sent le poisson et la friture, j’aperçois la plage. Elle est recouverte de transats à vingt euros l’heure. Je suis face à l’Adriatique, j’attends ce moment depuis des années, et je n’éprouve rien, aucune émotion esthétique. Je pousse mon vélo entre deux rangées de transats, histoire d’aller toucher cette mer qui me faisait rêver. Un type torse nu vient me voir et me demande de partir: c’est privé. Je continue à avancer en lui disant: « Non! Vous n’avez pas le droit de m’interdire d’être là! – Comment ça, pas le droit? ». Il essaie de soulever mon vélo pour le renverser. Heureusement, cinquante kilos, c’est un peu lourd. Je fais demi-tour; de toute façon, je n’en ai rien à faire de sa plage… Je voudrais me battre à coups de mots pour lui expliquer en quoi il est illégitime de privatiser la nature. Mais bon, j’ai la flemme; et puis, c’est trop tard, le mal est fait.

En fin d’après-midi, j’arrive à Trieste, ville la plus à l’est de l’Italie. Il y a beaucoup de voitures, l’atmosphère est lourde, étouffante, je dégouline de sueur. Je ne supporte plus cette sueur qui me colle à la peau, cet air irrespirable, ce brouhaha routier. Je ne songe qu’à une seule chose: être ailleurs, mais avant de fuir, étant en sortie de carte, je dois impérativement en trouver une nouvelle; de quel pays, je ne sais pas trop. Depuis mon départ, outre mes cartes d’Italie (Michelin, 1 : 400 000), j’ai avec moi un petit atlas d’Europe, il a la taille d’une demi-feuille A4 et contient 24 pages. Sur cet atlas, il n’y a en Italie que six villes, et encore moins dans les pays voisins. C’est un peu juste pour tracer un itinéraire, pour s’orienter avec précision; toutefois, presque quotidiennement, je consulte attentivement deux cartes de ce petit atlas, celle des « Reliefs de l’Europe Physique » et celle des densités de population; ces cartes sont toutes petites – je dois avancer d’à peine un millimètre par jour-, mais elles me donnent de précieuses indications, et me permettent de slalomer avec plus ou moins d’habileté entre les reliefs trop exigeants et les centres urbains trop peuplés. De Trieste, je peux aller vers les montagnes de l’Autriche, vers la Hongrie, ses plaines et son lac Balaton ou bien vers la Croatie, ses îles et ses collines. Je finis par trouver dans les fins fonds d’un supermarché une vielle carte Slovenija, Croatia. J’hésite avant de l’acheter, un peu, pas tellement. Je la déplie discrètement: toutes ces îles sans grandes villes, elles paraissent si vertes, si vallonnées, si sauvages, et toutes ces liaisons en bateau! Je passe en caisse: c’est décidé, je vais en Croatie!


J’essaie de quitter la dernière ville d’Italie et échoue lamentablement à maintes reprises, finissant systématiquement coincé entre la zone industrielle portuaire et l’autoroute, au fond d’une impasse, face à un mur de déchets. Je tourne en rond. Dans un coin paumé du port, un vieil homme assis à côté de son petit abri fait de bric et de broc finit par me remarquer, il m’interpelle: « Hey man, where do you come from? ». Il m’offre un verre de vin, le verre est très grand, et ingurgiter une telle quantité d’alcool me fait un peu peur. Je n’ose pas refuser et suivant son exemple, je bois d’un trait. Il insiste pour remplir à nouveau mon verre. Cette fois, je compte ne pas me faire piéger et reste vigilant, je bois tout doucement, à petites gorgées. Il m’explique que lui aussi voudrait voyager à vélo, qu’il était justement en train d’y penser et que ma présence en ces lieux est probablement un signe du destin. Il me pose plein de questions techniques sur les voyages à vélo; avec mon anglais peu assuré et peu compréhensible, je lui réponds comme je peux, et lui fait ce qu’il peut pour me comprendre. Puis, il me parle de son pays d’enfance, le Portugal. Il faudrait vraiment qu’il y retourne. Il a presque la larme à l’œil lorsqu’il évoque les plages désertes de sable fin, les grandes vagues et les barbecues qu’il faisait avec ses grands frères. Ce serait tellement beau d’y retourner; et qui plus est à vélo.

C’est grâce aux minutieuses indications de ce clochard rêveur et un peu ivre que je parviens à quitter Trieste. Très vite, ça se désurbanise, je sens mes poumons se remplir d’un parfum de liberté. Adieu monde industriel!


Peu avant la tombée de la nuit, je roule sur une petite route qui borde la mer. Il n’y a pas de voiture, pas de maison, pas de béton, seulement le bruit des vagues, un grand calme, la douceur d’un soir d’été. C’est la fin de l’Italie, j’entre en Slovénie. Un nouveau voyage commence, j’en ai l’espoir et la conviction.


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