A travers l'Europe (11, en Croatie)

Conquérir un lieu by fair means, c’est le conquérir par ses propres moyens, sans se faire assister d’un moteur, sans être dépendant du pétrole, de l’électricité, sans exploiter un animal, sans exploiter la nature. Voyager by fair means, c’est partir de chez soi à pied ou à vélo, avancer lentement, avancer à la force de ses muscles, avancer à la force de ses rêves, prêter attention aux petits détails qui composent le monde; vivre en harmonie avec la nature, avoir le souci de la respecter; puis arriver dans un lieu rêvé en ayant le sentiment de l’avoir mérité.

Quelle défaite, car franchement qu’est-ce que moi qui, avec mon petit vélo, me bats à coups de pédales depuis tant d’années contre vents et averses pour la cause du by fair means, suis-je au juste en train de faire sous les cheminées d’un ferry, accoudé à la rambarde, occupé à regarder au loin des îles disparaître dans les couleurs du couchant? Qui suis-je donc devenu pour abandonner avec aussi peu de scrupules mes principes, mon panache? Avec de la volonté, j’aurais pu quitter l’île proprement, chercher un gentil skipper pour me mener au continent en voilier. Allez, tant pis, je ne suis qu’un type ordinaire qui préfère être paisiblement mené en bateau plutôt que de s’épuiser à ramer pour ses idéaux. Et puis, seul du haut de ce gros tas de ferrailles flottant, le couchant est tellement beau, tellement somptueux qu’il serait ridicule de laisser des remords me ronger le cœur. Une fois la nuit tombée, allongé sur le pont, je me demande tout de même s’il est si raisonnable de quitter le paradis pour rejoindre la Terre. Puis, je débarque.

La D8 longe le littoral de Zadar à la frontière albanaise, elle offre de beaux panoramas sur la Mer Adriatique et sur quelques îles, la circulation automobile y est relativement faible. Le littoral croate est encore très bien préservé, la roche et la végétation y règnent paisiblement. D’ici quelques décennies, ce littoral sera sans doute recouvert de béton. Après avoir détruit la Côte d’Azur, une grande partie des bords de mer italiens et espagnols, les spéculateurs immobiliers chercheront de nouveaux territoires, et la Croatie est une belle proie. Pauvre littoral, si beau et si fragile. Je n’arrive pas à m’en détacher, et peu à peu, je me résous à le longer au moins jusqu’à la Bosnie-Herzégovine.

Un après-midi, sous le cagnard, je rattrape un jeune gaillard planté dans un des innombrables raidars de la D8. Coiffé d’un chapeau de paille, il pousse un vélo de grand-mère chargé de deux sacoches datant d’un siècle lointain. Tout étonné de croiser un voyageur à vélo, il se dépêche de me lancer avec un accent typiquement français: « Hey! Where do you come from? – De France, toi aussi? ». Essoufflé, au bord de l’asphyxie, je lui explique que de peur de tomber, je ne peux pas m’arrêter en pleine pente. Il me crie: « Rattrape les autres, et dis-leur que j’ai envie de me baigner! » Les autres, ce sont deux jeunes étudiants français (dont l’un est "en préparation d’examen") et leur compagnon de fortune, Jens, un allemand polyglotte lancé dans un audacieux "Tour du Monde". C’est en compagnie de cette petite bande que débute ma courte initiation au vélo-plage: une heure de pédalage, une heure de baignade, une heure de pédalage, deux heures de baignade, une heure de pédalage, trois heures de baignade… et pour clore la journée: tout faire pour trouver une télé dans un camping paumé, l’installer dans le coffre d’une vieille voiture, la brancher à la batterie, et regarder le match de la coupe du monde de football: France – Mexique assis en tailleur face au cul d’une Renault 5 en mangeant du riz à la sauce tomate. Match qui fera bien rire deux croates assis à nos côtés en sirotant une bière. 2-0 pour le Mexique, mes camarades sont dépités.

On installe le campement. Les trois petits français dorment serrés comme des sardines dans une tente de mômes achetée à Carrefour, une tente très mal aérée. Durant la nuit, incommodés par des odeurs trop prégnantes pour se faire oublier, je les entends à de nombreuses reprises exprimer leur inconfort: «Ah, tu pues des pieds!», «Vous êtes sûrs que vous ne voulez pas qu’on ouvre?». C’est leur avant dernier jour de vacances. A Dubrovnik, ils reprendront l’avion pour la France.

Le lendemain, je pédale avec Jens. Du haut de son mètre quatre-vingt dix, il voit les choses en grand. Son vélo m'impressionne, c'est un petit bijou de technologie. GPS, moyeu Rohloff, pneus Schwalbe Marathon XR… et cerise sur le gâteau, à l’arrière de la monture, un grand drapeau « Bike Ambassador » flotte dans les airs. Il s’arrête régulièrement pour prendre des photos des îles bordant le littoral. Chaque prise dure environ dix minutes, car son appareil est hautement sophistiqué et prend plusieurs clichés d’une même vue, puis combine ces clichés pour faire ressortir le relief du paysage. Bref, à chaque fois que Jens prend une photo, ça dure une plombe, et on a le temps de discuter. Il me parle de la magie de Sarajevo, des cascades de Bosnie. Il me demande par où je compte passer, si j’ai peur de l’Albanie. Il est parti de Lisbonne il y a quatre mois, et trouve que j’avance très vite; il n’ose pas me dire trop vite. Normalement, si tout se passe comme il l’entend, il devrait réussir à voyager deux ans autour du monde. Pour cela, il ne faut pas qu’il dépense plus de vingt euros par jour, et, en bon vivant, il a parfois un peu de mal à se limiter. Aujourd’hui, il compte s’arrêter à Dubrovnik et m’apprend que ce n’est ni plus ni moins que La Perle de l’Adriatique. Il compte rester deux ou trois jours là-bas. N’avancer que de vingt kilomètres en trois jours est tout simplement inconcevable pour moi, et il ne me vient pas vraiment à l’esprit de le suivre. Je suis bien tout seul, je vais à mon rythme, je vis mon aventure et, dans l’immédiat, je ne souhaite pas réintégrer la société, pas même pour visiter La Perle de l’Adriatique.

2 commentaires:


  1. Depuis cette rencontre, as-tu eu des nouvelles de cet Allemand dans son tour du monde lent ??

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  2. Oui... à mon retour, j'ai eu des nouvelles par le biais d'autres voyageurs à vélo! Il allait bien et était en Turquie!



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