A travers l'Europe (8)

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Mercredi, par-delà la pampa


Collines après collines, je chemine à travers une nature généreuse et intacte. A mon grand étonnement, je finis par tomber sur une minuscule bourgade: la Slovénie n’est donc pas déserte. Il y a même une boite aux lettres et un petit commerce. C’est dans ce petit commerce que je rencontre l’unique être humain croisé au cours de ma traversée du pays, une personne charmante et d’une grande gentillesse qui, me voyant lorgner sur les bananes, va jusqu’à insister pour m’en offrir tout un régiment, et qui, par cet acte, conforte mon présupposé selon lequel les slovènes sont vraiment adorables.

Au total, je garderai de la Slovénie un joli souvenir. A vrai dire, en deux petites heures, je n’ai pas vraiment eu le temps de trouver à ce charmant pays un quelconque défaut; et c’est sur une petite route descendante que je suis peut-être le seul à fréquenter en ce jour, que, seulement une trentaine de kilomètres après avoir franchi la frontière italo-slovène, je passe le panneau « Hrvatska, 1 km ». Mon rythme cardiaque s’accélère, je m’apprête à sortir de l’Espace Schengen, carrément! Pour moi et mon vélo, ce n’est pas rien, c’est une grande première, et j’ai d’ailleurs un peu d’appréhension. Les croates vont-ils facilement m’accepter ? Auront-ils la gentillesse de me laisser entrer? Je redoute le pire: iront-ils jusqu’à scier le cadre de mon vélo pour voir si je n’y aurais pas dissimulé du cannabis, de l’héroïne, des amphétamines? J’approche du poste de douane slovène. Un vieux monsieur est assis dans le bureau. A travers la grande vitre qui nous sépare, je le regarde, il me regarde. Il n’y a pas de barrière, ça descend, j’hésite à donner un coup de frein, il semble ne rien attendre de moi. Lorsqu’il comprend que je n’ai pas l’intention de m’arrêter, il saute de sa chaise et me crie après. Obéissant, je reviens sur mes pas. Dégoulinant de sueur, il ne dit pas un mot, scanne mon passeport et me laisse filer. Le douanier croate, lui, se contente d’un hochement de tête.


Plutôt que de longer le littoral dentelé de la péninsule d’Istra, je préfère couper en diagonale par l’intérieur des terres pour, premièrement, être moins dérangé par les touristes, et deuxièmement, arriver le plus rapidement possible à Brestova. Ma carte Slovenija, Croatia, 1 : 300 000, m’indique que de Brestova, je pourrai prendre un ferry qui en une demi-heure me conduira sur la grande île de Cres.


Peu après la frontière, un chien sauvage traverse la route. Il s’arrête, me regarde, mon cœur bondit. Que va-t-il faire? D’un coup, tout me revient en tête: je me souviens de mes lectures sur Internet durant les longues soirées d’hiver, je songeais déjà vaguement à aller explorer les Balkans; Gégé84 m’avait averti: attention aux chiens sauvages, ils courent après les vélos et peuvent mordre, il terminait son message par un terrifiant: « ça fait grave flipper ». C’est à partir de ce moment, me semble-t-il, que j’ai commencé à redouter les chiens sauvages, ces redoutables monstres dévoreurs de mollets. Me voici donc pour la première fois face à l’un d’eux, et c’est un beau spécimen. Je sais qu’en cas de morsure, je devrai impérativement laver la plaie, la désinfecter, avaler trois grammes d’amoxicilline, et trouver le plus rapidement possible un centre contre la rage pour me faire vacciner à J0, à J7 et à J28. Mon timing ne m’autorise pas un tel contretemps, j’ai trop peu d’argent, trop peu de semaines de liberté pour me payer le luxe de rester clouer un mois au même endroit. Une morsure de chien tronquerait trop lourdement mon voyage, me ferait perdre ma dynamique. Je n’ai pas le droit à l’erreur; ce voyage, j’y tiens: si je ne faiblis pas la cadence, je peux espérer conquérir le Monténégro, l’Albanie, la Grèce, la Turquie, la Bulgarie, la Roumanie, la Serbie, la Hongrie voire même tout un tas d’autres pays. Ce serait trop bête qu’un chien errant mette fin à tout mon petit rêve. Plus tard, je n’aurai peut-être jamais plus ni l’occasion ni la motivation de me lancer à nouveau dans un voyage pareil. Je ralentis, le chien est à cinq mètres de moi, je n’ose plus avancer. Que va-t-il faire? Montrer les crocs, aboyer, me sauter dessus? Que dois-je faire? Forcer le passage, hurler, lui jeter mon casque à la figure, faire comme si de rien n’était, siffloter? Las, il détourne la tête et poursuit son chemin. Pour cette fois, je suis sauvé, mais je vis désormais avec la hantise du chien sauvage.


D’indigestes collines m’imposent leur relief bien trop abrupt: ça grimpe sec. Le ciel est d’un bleu profond, d’un bleu presque hivernal, et sa couleur contraste joliment avec l’ocre, brûlant, des collines. La végétation est rare, le paysage désertique, aride, c’est un peu comme si le soleil avait tout cramé. Je n’en finis plus de transpirer. Très vite, je commence à regarder mes bouteilles se vider. De Koper à Brestova, il y a bien quelques petits points sur ma carte, mais je doute que ce soient à proprement parler des villages. Après avoir pédalé des dizaines de kilomètres sans croiser la moindre trace de vie humaine, un panneau « Market, 3 km » me redonne espoir. J’arrive dans un petit hameau, je me demande s’il est habité. Je cherche longuement le market au milieu d’une petite dizaine de maisons. Je finis par remarquer un écriteau au-dessus d’une porte: c’est le market. Il n’est ouvert que le mardi et le jeudi de 11 heures à 14 heures. Je m’assieds à l’ombre en espérant qu’un être humain passe. Un serpent, deux poules traversent la vieille route toute cabossée.

Si mon réchaud fonctionnait encore, si j’avais eu l’intelligence d’emporter des pastilles d’hydrochlorothiazone, j’aurais pu me lancer dans une opération de potabilisation d’eau, et la moindre flaque aurait fait l’affaire. Mais démuni, la prudence m’impose de trouver de l’eau embouteillée; et où trouver de l’eau embouteillée dans ce désert?

Je reprends la route. Ma bouche devient pâteuse, mes jambes mollissent, mon esprit s’embrume, l’horizon perd sa netteté. Je suis assoiffé, et Brestova me parait si lointaine.

Posé au milieu de nulle part, je finis par trouver un petit bar. Je rentre, il n’y a personne. Les volets sont tous fermés, une télé diffuse des clips MTV. J’attends sagement; au bout de quelques minutes, je me décide à prendre le risque de pousser une grande porte et découvre trois êtres humains! Avec un peu de réticence, la serveuse accepte mes euros contre une bouteille d’eau. Elle n’hésite pas à me prendre un billet, mais je ne rechigne pas… un peu plus, et j’aurais pu aller jusqu’à donner mon vélo pour un verre d’eau. En profitant de la clim, je bois ma bouteille en regardant deux vieux bonhommes jouer nonchalamment au billard. D’où viennent-ils? Il n’y aucune voiture dehors, et en cinquante kilomètres, je n’ai pas croisé plus de trois maisons. La Croatie est vraiment un pays mystérieux.


La mer n’est plus très loin. Sur une colline qui tranche par sa toute belle verdoyance, j’entends des bruits graves et étranges, envoûtants. Je m’en rapproche et finis par apercevoir sur un rocher surplombant ma petite route un homme barbu qui, les cheveux pleins de fleurs, souffle dans ce qui me paraît être un tronc d’arbre creux, poli, long et mince. Il me fait de grands signes. Je lui fais coucou de la tête, et un peu hésitant, je me demande s’il faut que je m’arrête. Il saute de son rocher et se met devant mon vélo. Il m’offre un petit gâteau en me présentant son didgeridoo. Il veut que je le suive. A la manière d’un arc, il attache son instrument sur son dos, et se met à courir devant moi en me montrant le chemin. Il m’inspire confiance, je le suis. Il y a plein de gros cailloux, et peu habile avec mon gros vélo, j’ai tant de mal à maintenir l’équilibre que je me casse gentiment la figure à de nombreuses reprises. Lui, plein de gaieté, continue à courir loin devant en me criant plein de choses que je ne comprends pas. Ca grimpe, nous arrivons au sommet de la colline, l’azur de la mer s’étend à l’infini, il pointe du doigt une sublime petite crique au creux de laquelle un voilier est amarré, avant de me lancer d’un air rêveur « It’s mine ».

1 commentaire:


  1. Dès qu'un chien commence à se faire menaçant, je m'arrête et je gueule. Il me laisse partir ensuite tranquillement.

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