Diogène et les Bouquetins - Episode 2

Précision: Depuis ce voyage, ma façon de voir le monde, mon état d’esprit et mes opinions ont pu changer.
Suite de: 1) Se dépêcher d'être loin .
D'habitude, le matin, lorsque je me réveille, je sais où je suis.
D'habitude, le matin, lorsque je me réveille, c'est pour vivre une journée que je connais déjà.
D'habitude, le matin, lorsque je me réveille, j’ai envie de me rendormir.
Subitement, tout est différent: je me crois dans mon lit, j'ouvre les yeux et ne sais plus où je me trouve. Les murs bougent, disparaissent. Une tente? Mon voyage me revient en tête; je me sens tout excité. Ce soir, serai-je en Italie? Où dormirai-je? Au cœur d’un alpage, dans une forêt, au bord d'une rivière? Qui rencontrerai-je? Par où passerai-je? Le Mont Cenis? Le Galibier? Le Montgenèvre? Y aura-t-il des marmottes, des marmottons, des chamois, des aigles? Je me lève, et prends doucement conscience que, désormais, chaque jour, j’écrirai ma vie, qu’elle ne me sera plus dictée. Pas de temps à perdre, je ne dois pas gâcher la moindre seconde de liberté! Plus tard, lorsque je vivrai à nouveau la routine d'un monde que je n'ai pas vraiment choisi, j'aurai le droit d'être paresseux; mais là, tout de suite, maintenant, il faut se battre, être jeune, vivre fort!
Après avoir englouti un régiment de bananes et mon litron de jus d'orange, je démarre ma journée avec une énergie débordante. A moi l'Italie! Très vite, hélas, mon organisme me rappelle à l'ordre, et sur les pentes du Lautaret, mon coup de pédale perd en fluidité. J'ai mal aux fesses, au genou droit, puis au gauche… Je m'arrête une fois, puis deux, puis toutes les cinq minutes. Des automobilistes viennent à moi pour me demander si "ça va". A midi, j'ai grimpé dix kilomètres. Plus que trois mille pour arriver au pays de Diogène.
 
*
 
Un soir, en faisant le ménage, alors que comme à son habitude, ma vieille radio monologuait tristement dans son coin, je lui tendis négligemment une oreille. A minuit, le soleil se leva, la foudre me frappa, explosion de couleurs: Diogène apparut!
Prenant exemple sur la Nature, se refusant à l’exploiter avec avidité, l’Homme de Sinope règle sa vie sur le Cosmos, et raille les conventions spécieuses. Immuable, les aléas des désirs futiles et destructeurs ne l’atteignent pas.
D’un coup de marteau, toute la tristesse du monde s’effondra. D’un coup de baguette magique, les lois de la gravité s’inversèrent: ne pas avoir un sous en poche, quelle richesse, quel panache! Subite et lumineuse évidence: ce qu’il faut, c’est ne surtout pas entrer dans la course! Ne pas franchir la ligne de départ, la voilà l’ingénieuse pirouette! A quoi rime de courir après une maison toujours plus grande, une voiture toujours plus chic, un salaire toujours plus élevé, une fonction sociale toujours plus reconnue… Le toujours plus n’est qu’encombrement et perte de temps.
« Cet enfant, qui boit dans le creux de sa main, m'apprend que je conserve encore du superflu. », « L’homme riche est celui qui se suffit à lui-même », « Ce que je veux, Grand Alexandre? Que tu t’ôtes de mon soleil! »… Dans un premier temps, l’excitation, telle une tempête, éloigna de moi tout repos. Puis, entamant la digestion de toute cette kyrielle d’apophtegmes, mon cœur s’apaisa… Peuplée de rêves fantasques, ma nuit fut plus lumineuse que le plus beau des jours de printemps. Dans mon sommeil, je m’imaginais vivre comme le philosophe, dormir dans une grande amphore, ne rien posséder, me nourrir de soleil…
 
Et c’est ainsi qu’en arrêtant l’aspirateur,
Après avoir vaincu les vents et leur vigueur,
Atterrissant telle la spore d’une antique fleur,
Ce soir-là, l’ascète a pris racine dans mon cœur.
 
*
 
Au Col du Lautaret, un grand curieux vient me voir, et me demande pourquoi je pars. Désarçonnée par une question si intime, je suis à quia. Et toi, pourquoi tu restes? L’explication est à la fois si longue et si évidente. N’étant pas d’humeur loquace, je détourne poliment la conversation, souris gentiment, et lui offre un présent censé matérialiser ma volonté d’établir un contact social: une belle banane.
Tous les enfants ont des rêves. Trop souvent, la société est sourde, ne nous écoute pas, nous attrape, et détruit, une à une, toutes nos vocations. Je me souviens de mes belles ambitions. Je me voyais aller au bout du monde, je voulais garder des moutons, marcher au bord des dunes. Puis, les années passent; à l’usure, les médias, les publicités s’emparent de nous. Peu à peu, nos têtes sont habitées, on nous en dépossède. Nous perdons nos idéaux, devenons d’impersonnels consommateurs. Plus le temps de sourire, plus le temps de regarder les nuages, plus le temps de rêver! On nous dit que la vie est ainsi; et qu’autrement, ce serait pire. Voilà, si je pars à vélo, c’est pour dire non à tout ça, pour ne pas me transformer en pion, pour choisir ma vie!
Non, vous ne me mettrez pas en boîte! Vous ne m’enfermerez pas dans vos voitures, dans vos bureaux, dans vos magasins, dans vos supermarchés, dans vos barres de béton, dans vos ordinateurs, dans vos télés! Hé hé, bande de timbrés, attrapez-moi si vous pouvez!
Mais où aller? Hier, au premier coup de pédale, je n’avais encore aucun itinéraire précis en tête. Ce qui comptait, c’était de partir loin. Au Sud, je serais trop rapidement bloqué par la Mer; à l’Ouest, par l’Océan… il me restait donc l’Est ou le Nord. Ambitieux, je suis d’abord parti plutôt vers l’Est en me disant qu’au fil des jours, suivant mes affinités, je me laisserais guider par mes découvertes.
Face à la Meije, je rêvais de la Grèce, mais au Lautaret, j’ai encore le choix. D’un côté: le Galibier, l’Allemagne, la Suède, la Norvège. De l’autre: le Montgenèvre, l’Italie, la Croatie, la Grèce. En somme: je peux me diriger soit vers le Grand Nord soit vers le Soleil. Je suis si libre, mais renoncer à l’un de ces deux azimuts me fait si mal au cœur… J’ai le sentiment de devoir sacrifier l’un de mes rêves pour que l’autre vive!
Je m’assois face aux neiges éternelles, il fait beau et doux, je songe à l’avenir de mon voyage, à l’histoire que je vais vivre. Instant crucial. Puis, je me décide: ce sera Diogène, je vais en Grèce!
 
A suivre!

4 commentaires:


  1. A chacune de ets phrases on se sent transporté!! C'est vraiment un régal de te lire Matthieu!!

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  2. Merci! C'est vraiment sympa! Toi aussi, tu nous fais rêver avec tes magnifiques sorties à vélo! 



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  3. Tes mots donnent envie de s'échapper.


    Aujourd'hui j'ai failli faire l'école buissonnière à cause (ou grâce?) à toi!


     

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  4. Ah, ça me fait tellement plaisir d'avoir un lecteur!  Grâce à toi, je m'efforcerai de publier le
    prochain épisode! Merci!



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