A travers l'Europe (13, au Monténégro)

Les panneaux routiers sont, pour la plupart, troués par balles, et de temps à autre, indiquent la présence de mines antipersonnel. Je m’imagine mal le poids des guerres et des souffrances dont sont chargés les paysages que je traverse, je cherche de la beauté là où d’autres ont vécu des atrocités. J’ai du mal à savoir ce que contient le regard des gens. Mon ignorance me met à l’aise, j’ai comme le sentiment d’être irrespectueux, de profaner.

Comme des cicatrices du passé, les frontières sont nombreuses, les territoires morcelés; et lorsque l’on longe le littoral, une très fine branche de Bosnie – Herzégovine vient couper la Croatie en deux, et permet aux bosniaques de ne pas être enclavés, d’avoir accès, sans sortir de leur pays, à quelques kilomètres de plages. Lorsque je passe la frontière, deux douaniers m’arrêtent, font le tour de mon vélo. Mon chargement les intrigue. Un gros sac à gravats vacille sur mon porte-bagages arrière; deux grosses sacoches sont situées de part et d’autre de chaque roue; chacune de ces sacoches est solidement fixée au cadre par deux tendeurs; d’usage double, chacun de ces tendeurs est utilisé pour serrer contre la surface extérieure des sacoches: bouteilles, bananes, paquets de gâteau, pain, vêtements à sécher, antivols… Tout ce fatras déconcerte les deux douaniers, je les sens circonspects. Serais-je un passeur de drogues? Vont-ils me demander de tout vider? L’un d’eux remarque un petit sachet noir fixé sous les rails de ma selle. Il le décroche, le palpe, l’ouvre prudemment en y mettant le nez, et respire l’odeur de ce qu’il contient. Ce dernier examen achève de les convaincre, puisqu’après m’avoir rendu mon sac de chaussettes sales, les deux douaniers me laissent immédiatement filer.

Désireux d’explorer la Bosnie, je m’enfonce quelque peu dans l’intérieur des terres, et découvre, au creux de douces petites collines toutes vertes, des ruisseaux reliant, entre eux, des lacs d’un bleu impeccable. Dans les Alpes, les reliefs sont hauts, déchirés, faits de falaises, de roches, d’éboulis… il s’en dégage une impression de puissance, de grandeur, une violence sublime à laquelle la vie résiste rarement. Ici, au contraire, je découvre des montagnes pleines de douceur, propices à la vie, l’eau abonde, la végétation est luxuriante, tout est proportionné, en équilibre; mon imagination serait bien incapable de concevoir des paysages plus harmonieux que ceux qui m’emplissent les rétines. Sur les hauteurs, je rencontre deux bosniaques contemplant ce spectacle; heureux, ils sont assis à l’ombre d’un bel arbre, ça leur suffit. Ils m’offrent des cerises, me parlent d’un village, là-bas, au pied d’une colline. Jamais plus, je ne retrouverai le goût de ces cerises, car elles étaient enrobées de tant de belles choses.

Je reprends ma route, traverse mon dernier bout de Croatie, et passe sans souci la frontière du Monténégro. Après un après-midi à rêvasser au bord de l’eau, je profite de la relative fraîcheur vespérale pour me remettre en selle, et avancer d’un grand trait. A tâtons, je me dirige vers le sud, la Nature m’abandonne. Très vite, autour de moi, c’est l’effervescence, les voitures klaxonnent, se multiplient, me doublent sans faire le moindre écart, font abstraction de ma priorité, du code de la route tout entier. Sur un trottoir opposé, un chien me voit, me court après, se fait renverser par une voiture, et repart en boitant. Je me retourne, un camion me coupe la route, je freine de toutes mes forces et l’évite d’extrême justesse. Un peu plus loin, deux jeunes croisent mon regard perdu, ça les fait rire aux éclats… les yeux écarquillés, stressé comme une souris de laboratoire, je m’imagine avoir l’air de débarquer d’un autre monde. Il se fait tard, je ne sais pas comment quitter cet environnement urbain, et je me vois mal planter ma tente dans ces quartiers saturés de voitures, de bruits, de chiens errants, d’enfants courant dans tous les sens. J’ai la mauvaise idée de m’extraire de cette vaste agglomération par une nationale. A la nuit tombée, vêtu de mon gilet jaune fluo, pédalant à toute allure pour que mes dynamos crachent le plus de lumière possible, je me retrouve très vite bloqué entre un flot intarissable de voitures folles et une falaise se jetant dans la mer. La route, vraiment très étroite, est interminable; pas de bande d’arrêt d’urgence; ça roule à vive allure, ça ne s’arrête pas, je n’ai aucune échappatoire. Comme un funambule, je suis pris au piège entre une broyeuse et le vide, je n’ai pas le droit à l’erreur, et je croise les doigts pour que les voitures ne commettent pas le moindre écart. Les coups de klaxons sont aussi bien réglés qu’un métronome, et à un intervalle de semblable régularité, la barrière de sécurité est défoncée, sans doute trouée par un véhicule qui a fait un saut dans le vide. Au loin, je devine deux policiers qui, à l’aide de lampes torches, font des gestes pour que les voitures ralentissent, l’une d’elle vient de louper un virage. C’est alors qu’un orage éclate, les nuages déversent des torrents sur la route, mes pneus perdent de leur adhérence; en ruisselant sur mon front, l’eau charrie jusqu’à mes yeux les résidus de crème solaire de la journée; et alors que je dois tenir plus fermement que jamais mon guidon, j’ai les yeux qui picotent, qui me démangent, mes paupières clignent, se ferment, mon pilotage devient de plus en plus approximatif, ça descend, je prends de la vitesse, je redoute la glissade fatale. Je suis perdu, terrifié, trempé, frigorifié, à bout de nerfs.

Beaucoup plus tard, loin de tout ce tohu-bohu, alors que je me ressaisis en mangeant des loukoums, un monténégrin insomniaque m’interpelle, m’offre un verre de lait, et m’invite à planter ma tente dans son jardin. Pleinement soulagé d’être sain et sauf, je m’endors paisiblement.

Textes 1 à 13: A travers l'Europe, Brouillons sans feu ni lieu

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