A travers l'Europe (3)

 

Sous un grand ciel bleu, c’est avec un petit pincement au cœur que je descends vers Suze. Plein d’euphorie, je pars vers l’inconnu; plein de tristesse, j’abandonne les Alpes.


Tout petit, j’ai grandi à la campagne; puis, encore enfant, je l’ai quittée pour habiter en ville. J’ai connu la banlieue parisienne. A l’école, dans ma chambre, près du radiateur, dans les rues, mon regard était vide, il n’y avait que le béton inerte et gris. Dans ce monde sans horizon, je rêvais de grands espaces, je rêvais désespérément. Et puis, un jour, j’ai découvert les montagnes. J’ai commencé par les regarder de tout en bas, puis, tout doucement, je les ai approchées; et depuis, je ne les ai plus quittées.


J’aime l’indomptable beauté des montagnes, et lorsque je suis loin d’elles, je me sens mal. J’ai besoin d’avoir des sommets autour de moi. Ce sont comme des étoiles, des étoiles sur lesquelles je suis allé, sur lesquelles j’ai laissé des souvenirs. Je travaille, j’en ai un peu marre, je tourne un peu la tête pour regarder Belledonne au-dessus des immeubles; et immédiatement, je suis déconnecté de la réalité un peu triste et monotone, j’entre dans le rêve, je visualise le monde du haut de la Grande Lance de Domène, je me remémore la beauté des crêtes, la sérénité des bouquetins.


En somme, je sais précisément où trouver mon paradis, il n’est pas à l’autre bout du monde, il est tout simplement au-dessus de chez moi; et en lui tournant le dos, je me demande si je fais le bon choix. Pourquoi ne pas rester avec les montagnes?


Le besoin de fuir, d’aller vers le lointain est plus fort. Il y a des âges où mener un combat est plus attrayant que de vivre dans la lassitude du bonheur. Je veux parcourir un chemin, construire une histoire; et pour cela, je crois être prêt à abandonner mes montagnes bien-aimées, à me plonger dans les tourments des plaines surpeuplées. Peut-être que plus tard, je deviendrai plus sage et que la contemplation d’un paysage suffira à mon épanouissement. Dans un petit coin de ma tête, je songe déjà à ma retraite; au détour d’une aventure, j’espère trouver, un jour, une jolie petite clairière au bord d’un grand lac. L’endroit serait si charmant que je m’y arrêterais un jour, puis deux, puis toute une vie. Entre les sapins, je bâtirais une petite maison en bois. De temps en temps, un ours passerait devant ma fenêtre, on se regarderait dans le fond des yeux. Le matin, je monterais dans ma petite barque pour pêcher en contemplant les montagnes me bordant. Les soirs de pleine lune, je m’assoirais en tailleur au bord du lac, et, en écoutant le hululement des chouettes, je plongerais mon regard dans le reflet bleuté de la voute céleste. Il n’y aurait plus de bruit, mais seulement une musique, le souffle du vent, le chant des oiseaux, la beauté du silence.


Je me dirige vers Turin. La route est longue, le soleil brûlant, les voitures de plus en plus nombreuses. A chaque coup de pédale, j’ai peur de me faire renverser par ces monstres mécaniques, primitifs, puants et bruyants qui ne savent s’exprimer qu’à coups de klaxon. Quelle pauvreté de langage! Quel manque de courtoisie! Il a fallu aux dinosaures des centaines de millions d’années pour peupler la Terre, aux hommes des dizaines de milliers d’années, et aux voitures quelques petites décennies. Elles sont partout et de plus en plus nombreuses. A chaque instant, à chaque coin de rue, à chaque coin de paysage, elles sont là. On croit les posséder, les domestiquer, mais ce sont elles qui s’imposent à nous, qui imprègnent nos cerveaux, qui nous rendent gras et fainéants; ce sont elles qui détruisent les paysages, qui érodent les écosystèmes, qui agressent le silence, qui interrompent les rêveries, qui enlaidissent le monde. L’évolution des espèces a été guidée par la loi du plus fort; notre involution l’est également; et, à moins de s’unir avec force, les petits cyclistes, les humbles piétons et les valeureux rêveurs ne pourront jamais rien contre la puissance dévastatrice de l’argent.


Distrait par ces petites considérations, ce n’est qu’en entrant dans la banlieue de Turin que tout déconcerté, je constate que je n’ai plus de selle. Il faut dire que ma selle me faisait très mal aux fesses, et que depuis le début du voyage, j’ai tendance à rouler essentiellement en danseuse. Bref, après avoir modifié quelques réglages sur mon vélo, j’ai oublié ma selle sur le bord de la route; et les kilomètres sont si monotones que je ne sais plus vraiment où je l’ai abandonnée. A contre-cœur, je fais demi-tour pour la retrouver. Il me faut à nouveau affronter les hordes continues de voitures. Vingt kilomètres plus loin: toujours rien, je désespère, mon voyage n’a absolument aucun sens. C’est dans le fossé que je la retrouve. D’une main victorieuse, je la saisis et me rends compte qu’elle n’a plus de rails: une voiture lui a roulé dessus! Cinquante kilomètres à pédaler dans la chaleur et les gaz d’échappement pour rien. Je suis amer, je ne supporte pas l’idée de gâcher aussi bêtement le voyage auquel je songe depuis toujours, ma vie rêvée.


C’est au bord des fleuves que les civilisations se sont construites, puis étendues; et c’est parfois le long de ces gros vaisseaux que l’on peut le mieux palper les maladies qui rongent le cœur de nos vieilles sociétés. Le béton remonte les fleuves et envahit, peu à peu, les affluents. La nature est parfois injuste, parfois cruelle, parfois relativement peu confortable, mais est-ce une raison suffisante pour l’exploiter sans discernement, la détruire et se priver de sa beauté?


Les grandes villes sont toutes semblables. Je commence à comprendre qu’à mes yeux, les grandes villes ne seront plus jamais jolies, je suis de moins en moins sensibles aux beautés urbaines, aux illusions du marketing. Je me sens mal dans ces rues où tout est fait pour être utile, où tout est semblable, où tout finit par être laid. Toutes ces publicités, toutes ces sollicitations, tous ces gens qui ne regardent nulle part, qui semblent absents, à peine vivants; enfermés dans leur voiture, prisonniers des téléphones. Tous ces visages sans expression, toutes ces vies pleines de désillusions. Est-il possible de créer de l’harmonie dans du béton? Les grandes villes nous façonnent tous de la même manière, et dissipent insidieusement nos singularités. Terres de captivité. L’ivresse du brouhaha ne me séduit pas, j’ai soif d’aventure, de silence et de solitude. Aussi vite que possible, je quitte Turin sur une nouvelle selle et avec une nouvelle carte.


Et maintenant, que faire? Où aller? Il faut que je me déshabitue à obéir à l’habitude, et que constamment je fasse l’effort de choisir ma vie.


La nuit tombe, je ne m’arrête pas. J’éprouve le besoin de fuir, de pédaler à contre-courant, de quitter la plaine industrielle du Pô pour remonter une petite rivière, m’élever en douceur, et m’enfoncer progressivement dans une nature indemne, sauvage et luxuriante.


La pluie tombe. Il n’y a plus d’immeubles, plus d’usines, seulement des champs euclidiens et stériles. A trois heures du matin, mes paupières sont un peu lourdes. Pour m’abriter des gouttes, je m’assois sous l’unique porche de l’unique maison que j’ai croisée ces deux dernières heures. Je mange une banane, j’hésite entre continuer et m’arrêter pour dormir un peu. J’ai peur de planter ma tente au milieu de nulle part. Bivouaquer loin des montagnes, c’est un peu comme dormir hors de mon lit. Dans ces champs à perte de vue, sous un ciel bâché par les nuages, il n’y a aucun arbre protecteur, aucun panorama, aucune étoile, rien de bien enchanteur. De la terre et des cailloux. Ces champs ne m’inspirent pas confiance. Je redoute le propriétaire de mauvais poil, le chasseur un peu trop réactif, l’automobiliste un peu trop curieux, et les sangliers. Je me retourne et examine le porche, je pourrais m’allonger sur le sol quelques minutes. Un volet dégondé, les fenêtres cassées, la baraque a l’air abandonné. Je m’aventure, j’appuie sur la poignée, ça s’ouvre. J’hésite à entrer, il pourrait y avoir des souris, des cafards, des mygales, des scorpions, des poux, des tiques, des seringues, des vipères, des rats, des chiens, des cadavres, des chauves-souris enragées, des squatteurs tuberculeux, des schizophrènes lunatiques ou je ne sais quoi. Je pèse scrupuleusement les bénéfices et les risques, je les mets en balance. Puis trop fatigué pour continuer à réfléchir, trop trempé pour rester dehors, je pousse la porte.


A l’abri des courants d’air, dans un coin d’une grande pièce noire et vide, je ferme les yeux en écoutant les volets claquer. Je ne suis pas très rassuré. Peu à peu, l’esprit lourd, je sombre dans une léthargie anxieuse fréquemment interrompue par de mystérieux bruits qui me réveillent en sursaut. Ma nuit est ponctuée d’étranges cauchemars. Un rat rentre dans mon sac de couchage, il me passe sur le corps et me mange le petit orteil. Puis, il remonte, se met sur le bout de mon nez et m’explique que si demain soir, mes orteils n’ont pas meilleur goût, il me mangera les oreilles.

3 commentaires:

  1. Salles de Gym Paris15 janvier 2017 à 06:48


    Toujours un plaisir de vous lire et de vivre avec vous ces souvenirs ;-)

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  2. Salut Matthieu,


    J'ai beaucoup aimé  ton texte... Toujours plein de sensibilité...

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  3. J'y étais, transporté, flippant!

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