A travers l'Europe (1)

Ce jour-là, comme tous les matins, je sors mon vélo. Mais cette fois, arrivé au bout de la rue, au lieu de tourner à droite pour aller travailler, je tourne à gauche. Cette fois, au lieu de n’avoir sur mon porte-bagages qu’un antivol, j’ai ma maison : ma tente, mon sac de couchage, mon oreiller, mon réchaud, ma brosse à dents. Je vais moins vite que d’habitude, j’ai du mal à trouver mon équilibre, j’évite de justesse, voire d’extrême justesse, la chute à chaque fois qu’une voiture me double. Je quitte l’agglomération grenobloise, le voyage commence.

Le premier soir, je me fais une casserole de riz en face du glacier orangé de la Meije. J'ai sous les yeux une des plus belles cartes postales du monde, j'en suis à peu près convaincu. Lorsque je suis face à un beau paysage, je me sens triste, car je sais que je l'oublierai. Je voudrais pouvoir m'en emparer et le mettre pour toujours dans ma vie, le rendre éternel. C'est pour cela que je prends des photos, mais au fond, je sais bien que c'est illusoire et que, quels que soient les artifices utilisés, le temps effacera tout.

Pour dîner, je suis tellement fatigué que je ne prends même pas la peine de m'éloigner de la route. De toute façon, à cette heure tardive de la journée, il n'y a même plus de voiture. J'écoute sagement les clapotis de la Romanche et songe à la longue aventure qui m'attend. Jusqu'où irai-je? Me voilà seul face au monde. Je suis à la fois inquiet et euphorique. J'ai mal au genou depuis des semaines, mes limites physiques me font douter, mais d'un autre côté, ma motivation est si grande que je garde confiance. Si mon corps fléchit, je ménagerai mon allure; je me dis qu'il faut tenir et que s’il le faut, je n’avancerai que d’un  kilomètre par jour, mais qu'il est hors de question de renoncer.

J'aperçois au loin un cycliste qui s'approche. Il a des sacoches, c’en est un! Il s’arrête tout naturellement, et, autour de ma casserole de riz, nous engageons la conversation. En bon breton, il est parti de Brest, et va jusqu'à Menton. Il relie l'Atlantique à la Méditerranée. Il en rêve depuis des années. L'an dernier, il était parti de chez lui et avait conquis l'Alsace. Il regarde mon vélo qui est, au bas mot, deux fois plus chargé que le sien, et me demande d'où je viens. Je me sens un peu bête. Je ne viens que de Grenoble, c'est mon premier jour, c'est mon premier voyage. Il me demande où je vais. Je me sens un peu bête. Je suis très ambitieux et lourdement inexpérimenté, je n'ose pas dévoiler mon objectif. De quoi aurai-je l'air si je dis à tout le monde que je pars pour la Grèce, et que finalement je rebrousse chemin au bout de trois petits jours?

J'ai un peu peur de bivouaquer seul dans la nature. C'est la première fois que ça m'arrive. Je me demande si je vais réussir à trouver le sommeil, mais heureusement, José me propose de monter un campement "collectif". Par sa présence, je me sens rassuré. Après une bonne heure de montage, au grand étonnement de José, je réussis à faire entrer dans ma tente, et mon vélo, et ma personne. Ca rentre juste juste. Je suis un peu à l'étroit, mais, en restant vigilant, je peux réussir à me retourner sans me prendre un coup de guidon dans la figure. Grâce à la fatigue, je m'endors assez facilement sans même avoir le temps de songer aux attaques à main armée, aux kidnappings, aux sangliers, à la maladie de Lyme, aux loups et aux voleurs.

3 commentaires:

  1. Le petit poussin15 janvier 2017 à 06:48


    Sympa de nous faire revivre de la sorte la 1ère journée de ton voyage :)

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  2. Salles de Gym Paris15 janvier 2017 à 06:48


    Je ne pense pas qu'on oublie le bien-être qu'on a ressenti à un moment de notre vie... même si le moment présent est le plus fort, fermer les yeux et y retourner peut revigorer...


    Et les photos ça aide ;-)

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  3. C'est émouvant de lire tes débuts, cher Stelvio. J'ai du mal à t'y reconnaitre. Quels changements et quels chemins
    parcourus depuis!

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