Vercors - bivouacs : Hauts Plateaux avec approche en train

Fin avril.







Pour l'anecdote: dans la soirée, nous avons installé nos tarps sur la crête de Jiboui. Le vent soufflait fort, mais ça restait jouable. A une heure du matin, mon tarp a sauté, j'ai senti quelque chose s'envoler: j'ai vu mon matelas autogonflant 20 mètres au-dessus de moi (alors qu'une seconde auparavant, j'étais allongé dessus!), ma bouteille et mes chaussures ont bondi, je me suis agrippé à mon sac à dos, à mon tarp, à mon sac de couchage. Le vent tirait mon sac de couchage et le gonflait, j'avais beaucoup de mal à le retenir, j'ai cru que j'allais le perdre. Ca a duré 3 ou 4 minutes; puis, ça s'est calmé. En quelques secondes, j'ai tout rangé en vrac dans mon sac à dos. J'ai retrouvé mes chaussures 20 mètres plus bas. J'ai passé plusieurs minutes à chercher mes sardines dans l'herbe, j'ai rapidement abandonné l'espoir de retrouver mon matelas et mes chaussettes. De nouvelles bourrasques m'ont cloué au sol: debout, je ne tenais pas, assis, je ne tenais pas, allongé sur le côté, je ne tenais pas... j'ai passé plusieurs minutes allongé sur le ventre avec le sac sur le dos... puis suis descendu dans la forêt rejoindre mon camarade qui avait décampé plusieurs heures auparavant. Il s'est mis à pleuvoir, à pleuvoir, et j'ai eu du mal à installer mon tarp avec 7 sardines au lieu de 12, surtout que même dans la forêt, ça soufflait assez fort. Cette nuit-là, à Villard-de-Lans, des rafales à 194 kms/h ont été enregistrées (alerte météo orange). Le réveil fut très boueux.






















Pour l'anecdote: j'ai passé 18 heures 30 allongé sous ce toit à dormir et à écouter la pluie tomber.








A travers l'Europe (6)

Lundi, du bruit en Italie

Une voiture toute rose pleine de gyrophares me double. Elle est suivie d’une deuxième voiture pleine de gyrophares, puis d’une troisième, puis d’une quatrième, puis d’une colonie de camions. Sur chaque véhicule sont plaqués des autocollants « Gazzetta dello Sport ». Des motards viennent à mon niveau, je leur dis bonjour, ils ne me répondent pas. Ils me demandent de m’arrêter, de me mettre sur le bord de la route. J’obéis et regarde passer un peloton de coureurs, puis les lâchés, puis les pauvres abandonnés dans la voiture balai. Triste univers que celui de la compétition où comme au temps des dinosaures, où comme au temps des capitalistes, seule la loi du plus fort gouverne.

Le capitalisme se permet trop souvent d’user de l’homme comme d’un outil destiné à générer de l’argent. L’homme n’est alors plus une finalité en soi; utilisé, il se vide progressivement de sa consistance poétique. Dès leur plus jeune âge, on éloigne les enfants de leurs rêves: on les note, on les classe, on les met en compétition, on leur enseigne la performance, on les soumet aux angoisses de la sélection; et il n’est pas facile pour les nouvelles générations de se débarrasser de ces sinistres addictions. Lorsqu’il quitte l’école, l’élève qui se battait pour avoir les meilleures notes sent un grand vide l’envahir. Dans un monde où la compétition n’existe plus, le compétiteur doute de sa valeur, il ne peut plus se comparer. Subitement, il perd ses repères, mais heureusement, la compétition sportive est là pour faire de l’autre un adversaire, pour répondre à la question cruelle et primitive, martelée par l’époque : « Miroir, mon beau miroir, suis-je le meilleur? ».

Il faut être naïf pour se croire meilleur que les autres. Croire en de pareilles balivernes, c’est oublier que chaque effet a ses causes et que chaque effet devient cause d’autres effets. Un grand nombre de paramètres influent une performance, certains sont dépendants de notre volonté, mais la grande majorité en est indépendante. Une performance exceptionnelle est avant tout le fruit d’une combinaison heureuse d’aléas bien plus que la récompense légitime et proportionnée d’un travail. Prenez l’homme le plus endurant du monde, ne touchez pas à sa volonté, diminuez simplement son taux d’hématocrite, la saturation en dioxygène de ses globules rouges, modifiez quelques nucléotides de son code génétique, vous obtiendrez un homme physiologiquement ordinaire qui, même en allant jusqu’à puiser au fond de lui-même, ne parviendra jamais à se distinguer dans le milieu du sport. De manière plus ou moins insidieuse, toute hiérarchisation des individus tend à rendre responsable les plus faibles de leur faiblesse; toute hiérarchisation des individus est donc illégitime.

La médiacratie accorde à la performance sportive une valeur démesurée et ne reconnait pas à sa juste valeur le travail qui fait sens, le travail qui contribue à rendre le monde plus juste qu’il ne le serait sans la société. Le champion qui vit de la mise en scène de ses efforts a bien souvent moins de mérite que le travailleur qui sue en silence.

La compétition n’a aucune finalité sociale ou contemplative. Etre rapide, être fort, pour quoi faire? A quoi bon se fatiguer à être le meilleur? L’avidité de l’égo ne mérite pas le sacrifice de la sérénité. Alors que sur le plan environnemental, il est indéniable que ne rien faire est bien plus raisonnable que de se débattre pour rien, certains considèrent que la valeur d’un individu réside dans son action; et que quelqu’un qui agit beaucoup est forcément plus respectable que celui qui ne fait rien. Mais lorsqu’on fait du sport dans un état d’esprit compétitif, on ne lit pas, on ne réfléchit pas, on ne contemple pas, on ne fait qu’épuiser un capital de vitalité, un capital qui pourrait être mis au service de bien plus honorables causes; de la rêverie, par exemple. Apprendre la contemplation, c’est précisément désapprendre la compétition.

Les dernières voitures « Gazzetta dello Sport » passent, on me jette un sac de bonbons en pleine figure. Vaine agitation.