A travers l'Europe (4)

Vendredi, Italie

Pour le grenoblois que je suis, l’Italie n’est pas assez lointaine, c’est à peine l’étranger, et il faut que j’atteigne la Slovénie le plus vite possible. Je prends la décision d’éviter les reliefs, d’avancer en ligne droite à travers des champs, des champs de terre à perte de vue. Il n’y a rien ni personne. Je m’engouffre dans la platitude du réel. Je ressens l’absence de la civilisation, et commence à douter de la valeur de mes idéaux. Ma motivation décline; à quoi bon pédaler si le paysage reste toujours le même? Je suis parti pour vivre une aventure, pour découvrir des gens, des collines, des montagnes, des mers et des îles, et je me retrouve perdu au milieu de nulle part. La chaleur est insupportable, je suis en sueur, ma peau crame. Durant des heures, je rêve d’un coin d’ombre.

Je finis par trouver un petit arbre. Je m’allonge, et je regarde le bleu du ciel à travers les branches. Je me dis que j’ai tort d’investir dans l’avenir et de renoncer au moment présent, tort de me dépêcher d’être loin. Les nuages sont tellement beaux.

Voyager, ce n’est pas foncer tête baissée vers un objectif en fixant le bitume; voyager, c’est sortir de l’agitation du monde; voyager, c’est regarder les nuages.

Ce n’est pas si facile de regarder les nuages, de les regarder vraiment, de ne plus se laisser distraire par toutes ces choses qui n’en valent pas la peine.

Un regard, c’est une petite chose très fragile. Il suffit d’un bruit pour qu’il prenne la fuite. Il a soif de liberté, il ne faut rien lui imposer, il faut le laisser butiner les images qui le séduisent, il faut lui laisser le temps de récolter chaque nectar avec soin. Avec l’âge, il grandira, ses formes s’affirmeront; et un jour ou l’autre, il finira par devenir un voyage.

Le voyage est une discipline de la liberté. Renoncer à la discipline, c’est être condamné à l’errance. Il faut se laisser porter par le vent, mais toujours rester attentif et vigilant, manœuvrer au moment opportun afin de ne pas se laisser emporter.


Je renonce à la ligne droite insipide pour obliquer vers la Lombardie. Dans mon imaginaire, la Lombardie, c’est un paradis ayant inspiré Stendhal, un paradis composé de grands lacs bleu turquoise, de douces montagnes, de forêts et de châteaux. En attendant mon entrée en terre romanesque, pour combler le vide des champs désespérément vides, je pédale en imaginant de grands tableaux. J’ai la tête ailleurs, je voyage. J’imagine un grand lac, un beau château, des cygnes et des roseaux, un grand lac, un beau château, des cygnes et des roseaux… le temps est long, l’ennui approche. Heureusement, un petit village vient à ma rescousse. Ayant du mal à accepter que mon voyage ne soit pas à la hauteur de mon attente, il faut que je fasse une folie. Je vais à la crémerie de la place du village, et achète 400 grammes de gorgonzola que je mets entre deux petites tranches de pain. La vie est calme, je m’installe sur un petit banc abrité du soleil par l’ombre de l’église, aucune voiture ne passe, j’écoute les oiseaux. Mon goûter interloque une mamie, elle sourit. L’homme riche, ce n’est pas celui qui veut toujours plus, c’est celui qui sait s’asseoir sur un banc et rêver durant des heures; je suis encore très pauvre.


Le texte initialement publié a été coupé. J'ai souhaité réécrire la suite.